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«Nous avons besoin d’institutions ouvertes sur l’extérieur»

02 décembre 2021 / Anne-Marie Nicole
La notion de désinstitutionnalisation a une connotation négative et donne une fausse image de l’institution, estime Manon Masse. La chercheuse et professeure à la Haute école de travail social de Genève, préfère donc parler de «vie autonome».


La Suisse a ratifié la Convention relative aux droits des personnes handicapées CDPH en 2014. Où en est-on de sa mise en œuvre en Suisse?

C’est une question très générale qui mériterait une analyse plus fine. Divers rapports existent à ce jour. Le Conseil fédéral a fait un premier rapport en 2017, qui a été remis en question par le Rapport alternatif élaboré par Inclusion Handicap, lequel a été suivi par un deuxième rapport du Conseil fédéral.

Selon les acteurs, l’application de la CDPH n’est pas perçue de la même manière. Les personnes en situation de handicap, leur entourage et les organisations qui les soutiennent estiment qu’elle ne va pas assez loin. Pour sa part, le gouvernement fédéral souhaite montrer tout ce qui est fait pour faciliter les principes contenus dans cette convention. Mais quel que soit le point de vue, il y a encore un long chemin à parcourir dans la mise en œuvre des différents articles de la CDPH.


La CDPH a-t-elle changé le regard que porte la société sur le handicap?

Depuis une trentaine d’années, on observe une évolution importante dans la perspective d’une société inclusive. Je dirais que c’est plutôt la CDPH qui découle de ces changements sociétaux, particulièrement dans la représentation du handicap: pendant très longtemps, on a considéré que le handicap appartenait à la personne et que, par conséquent, c’était à elle de faire les efforts nécessaires pour s’adapter à la société. Puis il y a eu des mouvements de contestation de la part des personnes concernées, estimant que ce n’était pas de leur seule responsabilité, mais que c’était aussi à la société de changer pour qu’elles puissent s’y intégrer.


Dès lors, peut-on dire que la CDPH a nouvellement réparti le fardeau de la responsabilité en matière d’inclusion?

Malgré l’évolution des représentations et le changement de regard sur le handicap, le poids de la responsabilité pèse encore trop fortement sur la personne. Or, la situation de handicap naît de l’interaction des caractéristiques individuelles et des caractéristiques de l’environnement.

Une part de responsabilité appartient évidemment à la personne, mais une plus grande part encore incombe à la société pour permettre la participation sociale dans tous les domaines de la vie. Et c’est précisément cette approche de la participation sociale qu’adopte la CDPH, qui constitue un cadre pour les politiques et les institutions.


Pouvez-vous citer quelques exemples de mise en œuvre réussie de la CDPH?

Actuellement, je collabore à un mandat de recherche sur les bonnes pratiques d’application de la CDPH en Suisse romande dans trois domaines: le travail, l’habitat et la formation des professionnels.

Les premiers résultats montrent déjà que les institutions mettent en place des bonnes pratiques. Ainsi, dans le canton de Genève, où les personnes avec une déficience intellectuelle ont le droit de vote, un projet d’accompagnement aux votations a été lancé, qui ne se limite pas à rendre accessible le texte en facile à lire et à comprendre ou à le rendre disponible en audio, mais qui accompagne spécifiquement chaque personne tout au long du processus de votation. On peut aussi évoquer l’accompagnement à la parentalité chez des couples avec enfants, dont l’un ou les deux parents ont une déficience intellectuelle. Enfin, on peut encore signaler cette institution qui a changé son modèle d’accompagnement, désormais basé sur une définition du handicap qui prend en considération à la fois la personne et son environnement et leurs interactions.

Ce sont souvent de longs processus pour faire évoluer les projets d’accompagnement des personnes concernées. Le plus souvent, ces exemples restent isolés.


Le Plan d’action CDPH, lancé par les faîtières CURAVIVA Suisse, INSOS Suisse et VAHS Suisse et qui recense les exemples de bonnes pratiques, pourrait-il favoriser leur généralisation?

Le but de ce plan d’action et de son site internet est en effet de permettre aux institutions de s’inspirer des bonnes pratiques existantes pour mettre en œuvre la CDPH. Même si elles se multiplient, ces bonnes pratiques ne sont pas encore généralisées. Plusieurs institutions avaient d’ailleurs déjà des bonnes pratiques avant l’arrivée de la CDPH, notamment dans l’accompagnement socio-éducatif des personnes qui vivent en appartement autonome ou dans le soutien apporté aux personnes qui souhaitent travailler en milieu ordinaire.

Certaines grandes institutions ont bien diversifié leur offre en matière d’hébergement et élargi leur palette de prestations pour répondre aux besoins variés des personnes concernées. Mais pour l’heure, il n’y a pas de véritable généralisation de ces pratiques.


Quels sont les obstacles ou les freins à l’application de la CDPH?

Ils sont multiples et reposent parfois sur des représentations erronées des compétences des personnes, sur le manque de ressources ou d’accès aux ressources. Ils sont aussi souvent administratifs. Prenez le domaine du travail: les personnes aimeraient travailler sur le marché ordinaire, mais risquent de perdre leur rente AI si leur revenu dépasse un certain montant.

Entre l’autodétermination et la sécurité, le choix n’est pas toujours évident. Si elles perdent leur rente, elles vont devoir repasser par toutes les étapes avec les lenteurs administratives du système d’attribution des rentes. Certaines font donc le choix de la sécurité. Des difficultés identiques se posent dans le domaine de l’habitat.


Que faut-il entendre par désinstitutionnalisation?

Il existe un amalgame entre désinstitutionnalisation et vie autonome. Le terme de désinstitutionnalisation a été utilisé en Italie du Nord, au Québec ou encore dans certains pays d’Europe du Nord au début des années 1980 quand on a fermé les grands hôpitaux psychiatriques. Ce mouvement de fermeture a été très critiqué car il s’est fait avant même que d’autres offres d’accompagnement soient créées, et certaines personnes se sont ainsi retrouvées à la rue, sans soutien.


Le terme de désinstitutionnalisation ne serait donc pas le bon?

Je ne suis pas certaine en effet qu’il soit adéquat. La désinstitutionnalisation évoque l’idée qu’il y a un autre choix possible que l’institution, ce qui est naturellement positif pour les personnes concernées. Mais si l’on se place du point de vue des organisations, c’est un mot très fort qui a une connotation négative. Il laisse entendre que les institutions feraient du mauvais travail, qu’elles ne devraient plus exister. Il donne une fausse image de l’institution dans laquelle on imagine des dizaines de personnes vivant sous un même toit et soumises au fort pouvoir institutionnel. Ce qui n’est plus la réalité d’aujourd’hui!

Je préfère donc parler de vie autonome plutôt que de désinstitutionnalisation.


La vie autonome signifie-t-elle une vie hors institution?

La vie autonome signifie que la personne vit dans un habitat qu’elle a choisi selon ses besoins. Cela ne veut pas dire nécessairement sans le soutien d’une institution. L’expression de vie autonome pourrait laisser penser qu’il n’y a qu’un type d’habitat à imaginer: celui de vivre en appartement dans la cité. Or, en Suisse, les institutions réalisent un travail important, notamment pour créer de plus petites unités de vie de quatre ou six personnes où chacun a sa chambre et partage des espaces communs.

Les institutions ont également diversifié leur offre d’accompagnement dans le domaine de l’habitat en offrant un soutien à la personne pour lui permettre de vivre en appartement, seule ou en colocation. Des programmes d’apprentissage progressif à la vie autonome ont été créés, avec des soutiens importants qui diminuent au fur et à mesure que ces personnes développent leur indépendance et leur autonomie.


Cette évolution parle en faveur d’une individualisation de l’accompagnement?

Oui, bien sûr, l’individualisation de l’accompagnement répond à un besoin, elle est essentielle. Toutefois, lorsque la personne vit avec d’autres, on ne doit pas mettre de côté le collectif. Il doit exister des espaces collectifs dans ces petites unités de vie. Comment définit-on les règles du vivre ensemble? Quel programme TV regarde-t-on ensemble? Qui s’occupe de vider le compost? Ce sont toutes ces petites choses du quotidien qui doivent être gérées collectivement. Je soutiens la réintroduction des espaces de décisions collectives dans ces lieux.

Les institutions avaient fortement investi dans l’approche individuelle parfois au détriment du collectif. Heureusement, la tendance est en train de s’inverser.


En marge du processus de désinstitutionnalisation – ou de vie autonome –, comment repenser l’institution?

D’abord, elles doivent changer leur vision et réfléchir aux modalités d’accompagnement et offrir des prestations diversifiées. Une institution fermée, au cadre strict et aux règles bien établies, exerce un pouvoir sur les personnes accompagnées. Le cadre doit pouvoir rester souple et l’institution ouverte sur l’extérieur en acceptant de prendre des risques.

Du moment qu’on assouplit ce cadre, on fait reposer sur la personne, l’accompagnateur et l’institution un plus grand risque. Ce risque doit être estimé, évalué et accompagné, pour offrir la possibilité à la personne accompagnée de faire ses expériences, sans la laisser prendre des risques inconsidérés. Ce n’est pas toujours simple pour un travailleur social ou un accompagnateur de faire la part des choses lorsqu’il perçoit que l’institution souhaite le risque zéro.


Quels changement cela implique-t-il dans la façon de faire des travailleurs sociaux pour garantir à la fois la vie autonome et le besoin de sécurité?

Cela suppose d’introduire dans les formations des travailleurs sociaux l’idée qu’ils vont accompagner des personnes qui s’autodéterminent et qui pourront choisir de vivre et de travailler ailleurs que dans des institutions. De plus, les professionnels ont la délicate tâche d’évaluer la capacité de discernement de la personne. Même si la personne est jugée incapable au sens de la loi, ses actes s’évaluent en situation. Les professionnels doivent donc réunir la personne et ses proches et analyser ensemble les risques et les responsabilités, puis décider jusqu’où et comment accompagner le risque.

C’est un changement de posture: ce n’est plus l’institution ou le travailleur social qui décide mais la personne.

Du moment qu’il s’agit de soutenir une personne dans son projet de vie, cela change le rapport de pouvoir et interpelle: comment s’assurer que la personne prend une décision éclairée? À ce propos, un exemple intéressant de soutien possible pour les professionnels est celui du conseil d’éthique constitué à Genève et regroupant plusieurs organisations, qui apporte un regard externe et transdisciplinaire sur des situations dilemmes.


Le dispositif de «pairs facilitateurs et facilitatrices» créé dans le cadre du projet européen MEDIA s’inscrit-il dans ce processus de désinstitutionnalisation?

Ce projet s’inscrit dans le soutien à la vie autonome. C’est un service en plus offert par des pairs. On pense souvent que pour accompagner des personnes à la vie autonome, il faut des professionnels du domaine social. Ce qui est juste, car ils ont développé des connaissances pour analyser les situations complexes et les suivre. Cependant les personnes en situation de handicap ont aussi appris de leurs expériences et peuvent apporter un soutien à leurs pairs. Lorsqu’elles ont déjà vécu en appartement de façon autonome, elles ont passé par toutes sortes d’expériences, de réussites et d’embûches, elles ont pu faire face, elles ont développé des compétences, un savoir expérientiel. Elles peuvent ainsi soutenir d’autres personnes qui veulent mener une vie autonome.


Comment ce nouveau rôle s’ajuste-t-il avec celui des équipes professionnelles?

Contrairement à ce que nous pensions, nous avons constaté que les pairs facilitateurs n’ont pas perçu de difficulté. Par leur expérience, ils ont une idée très claire du rôle des travailleurs sociaux, des équipes de santé ou du personnel administratif, et ils voient très bien les limites de leur propre rôle. En revanche, certains professionnels étaient inquiets face à l’arrivée de ces facilitateurs.

Mais les résistances ont rapidement cédé lorsqu’ils ont pris conscience que les pairs n’étaient pas en concurrence, mais intervenaient en complément. Chacun doit trouver sa place et prendre ses marques.


La désinstitutionnalisation peut-elle être un levier pour une société inclusive?

Le problème de l’institution, c’est la prise de pouvoir sur la personne. Certaines personnes choisissent de vivre dans la cité avec des soutiens plus ou moins importants, d’autres de vivre en institution. Le processus de désinstitutionnalisation conduit à donner aux personnes le pouvoir auquel elles ont droit. Il oblige à changer notre vision de la place des personnes en situation de handicap.

Une société inclusive est celle qui donne sa place à chaque personne, qui reconnaît et valorise son rôle. Et c’est là sans doute un obstacle encore présent: donner aux personnes en situation de handicap une place et un rôle dans la société aussi importants que ceux occupés par chacune et chacun d’entre nous.


Une société inclusive: une utopie?

Certainement, c’est une utopie, parce que ce n’est pas encore réel, mais c’est une belle ligne d’horizon à suivre. Et il y a des projets remarquables qui sont développés et qui vont dans la bonne direction.

 

Notre interlocutrice

Manon Masse

Manon Masse est professeure associée à la Haute école spécialisée de la Suisse Occidentale (HES SO) et à la Haute école de travail social de Genève. Ses intérêts de recherche portent notamment sur la participation sociale, l’inclusion sociale et l’application de la CDPH. Elle collabore actuellement à une analyse de l’application de la CDPH en Suisse romande ainsi qu’au projet européen MEDIA (voir ci-dessous).

 

Le métier de «facilitatrice ou facilitateur inclusif»

Les personnes en situation de handicap rencontrent encore de grandes difficultés pour vivre normalement dans les conditions actuelles. Dans une société inclusive, c’est la société qui s’adapte aux singularités de la personne, en aménageant et en faisant évoluer son environnement pour faciliter les accès informationnels, géographiques, physiques et financiers.

Le projet MEDIA (Mainstream for the Empowerment of Disabled people in an Inclusive Approach), s’inscrit dans ce défi et vise à former des personnes vivant avec un handicap pour acquérir le métier de «facilitatrice ou facilitateur inclusif» comme vecteur d’inclusion pour ses pairs. La facilitatrice ou le facilitateur inclusif devient agent de son propre empowerment et de celui de ses pairs ainsi qu’agent de transformation des représentations sociales sur les personnes en situation de handicap.

Le projet MEDIA est un projet européen mené par la France, la Belgique, la Grèce et la Suisse, et financé par le programme Erasmus+ dans la catégorie des projets d’innovation. Le projet porte sur quatre dimensions: le travail, l’habitat, la participation sociale et l’accès à l’administration et aux soins. «La Suisse a choisi de porter un accent particulier sur la dimension de l’habitat, qui correspond à un thème prioritaire», précise Manon Masse, membre de l’équipe de recherche suisse. L’une des productions du projet MEDIA, sous la responsabilité de l’équipe suisse, porte sur la « création d’une formation de pair·es facilitateurs et facilitatrices à l’inclusion ». La formation a pour objectif de permettre aux personnes en situation de handicap de développer les connaissances nécessaires au métier de facilitatrice ou facilitateur d’inclusion, de s’approprier le rôle de paires ou pairs aidants, de savoir créer une relation, de collaborer avec leur réseau et d’identifier les ressources à mobiliser. Commencé en septembre 2019, le projet se terminera cet automne.

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