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«Nous apportons un regard extérieur qui permet des améliorations»

01 novembre 2021 / Elisabeth Seifert
Vivre en EMS ou en institution implique pour leurs résidentes et résidents une limitation structurelle. Les inspections de la Commission contre la torture permettent de vérifier que leurs droits fondamentaux restent garantis. Dans cet entretien, la présidente, Regula Mader, répond aux critiques et aux inquiétudes.

Ces dernières années, votre commission s’est intéressée en priorité aux prisons et à la psychiatrie. Mais à fin octobre, les visites de la Commission nationale de prévention de la torture (CNPT) concerneront également les institutions sociales et médico-sociales. Pour quelle raison?

La raison est à chercher, d’une part dans la loi fédérale réglementant le mandat de la CNPT, de l’autre dans les normes de droit international ratifiées par la Suisse, en l’occurrence, le Protocole facultatif à la Convention des Nations Unies contre la torture. Elles font obligation à la CNPT de visiter les lieux de détention et les établissements où peuvent être appliquées des mesures restreignant la liberté de mouvement, ou des traitements inhumains et dégradants.

Les premières années, la Commission s’est surtout concentrée sur les prisons, puis sur les hôpitaux psychiatriques et les centres fédéraux pour requérants d’asile, ainsi que sur les centres d’éducation pour mineurs appliquant des mesures disciplinaires.

«Nous vérifions de manière très large les conditions de vie en institution.»

C’est donc parce qu’il existe des mesures restreignant la liberté de mouvement que la CNPT va effectuer des visites en EMS et dans les institutions sociales?

Ce type de mesures restrictives peut aussi exister dans les homes et les institutions sociales. Vivre en EMS implique, en soi, une restriction structurelle pour les résident·es, en particulier lorsqu’ils n’ont pas choisi d’y résider. Dès qu’il y a restriction de la liberté individuelle, il est important que des spécialistes externes puissent examiner les conditions de vie de la personne concernée: c’est la garantie de pouvoir identifier très tôt d’éventuelles atteintes aux droits fondamentaux.

Quel est le rapport entre restrictions de la liberté de mouvement et torture?

«Pour la prévention de la torture»: c’est le nom que porte la Commission, sur la base du Protocole facultatif des Nations Unies, dans tous les textes la concernant, suisses et internationaux. Mis à part la torture proprement dite, qui concerne assez peu la Suisse, il faut comprendre sous ce terme en particulier les traitements inhumains – au sens d’humainement indignes – ou dégradants. Les limites, ici, sont floues, et doivent être examinées au cas par cas.

Ce qui importe, c’est que la Commission puisse s’assurer du respect des droits humains et fondamentaux des résident·es en institution.

Quels sont, dans les institutions, les problématiques potentielles que la commission entend examiner?

En ce qui concerne notamment les personnes âgées en situation de handicap, la priorité porte sur les mesures restreignant ou limitant la liberté de mouvement, au sens propre. Ce qui inclut non seulement les barrières de lit ou les matelas avec capteurs et alarme, par exemple, mais également les confinements.

Il existe des bases légales pour toutes ces dispositions, qui imposent qu’elles soient appliquées de manière correcte et régulièrement révisées, en particulier pour les mesures de longue durée.

«Je sais que les institutions font un bon travail et ont à cœur de toujours s’améliorer.»

Mais au-delà, la commission contrôle aussi, dans un sens plus large, les conditions de vie et le respect des droits fondamentaux?

Oui. Nous vérifions par exemple qu’il existe un concept de prévention de la violence ou des abus sexuels. Prévenir et gérer la violence, savoir désamorcer, le sujet est important. Ce sont la théorie et les principes de base, mais nous nous assurons aussi, au travers de questionnaires, que ces concepts sont effectivement intégrés et appliqués au quotidien. Cela concerne également l’organisation des structures de jour.

Pourquoi une commission pour la prévention de la torture s’intéresse-t-elle aux structures de jour d’une institution?

On sait que les structures de jour et les possibilités d’occupation jouent un rôle important, parce qu’elles donnent du sens. Lorsqu’elles font défaut ou sont insuffisantes, cela peut avoir des répercussions sur la santé psychique.

Une autre priorité est l’accès aux soins médicaux et psychiatriques de manière générale. Le droit de la protection de l’enfant et de l’adulte impose aux institutions de veiller à ce que les résident·es aient des contacts avec l’extérieur. Elles doivent aussi garantir l’accès à l’information, au sens le plus large. La formation du personnel constitue également une thématique, de même que l’état de l’infrastructure et le type d’hébergement. Certaines infrastructures sont extrêmement problématiques.

Considérez-vous comme un problème les restrictions drastiques de liberté que les résident··s des EMS, notamment, ont eu à subir en raison de la crise du Covid?

C’est certainement un point important, sur lequel la commission va également se pencher. Ces restrictions de liberté étaient-elles proportionnées? Interdire aux résident·es, malades ou non, de quitter leur chambre est problématique, par exemple. Leur interdire de sortir de l’EMS l’est tout autant. Le domaine institutionnel nous a valu un abondant courrier, où les proches nous faisaient part de leur préoccupation quant à la manière dont les résident·es ont été traités durant la pandémie.

Dans quels domaines se situent les plus grands défis, selon vous? Il est certain que la CNPT doit examiner attentivement les mesures restreignant la liberté de mouvement, comme les barrières de lit. Dans ce cas précis, il faut vraiment s’assurer qu’il n’existe aucune autre possibilité que la restriction, comme mettre un matelas sur le sol, par exemple. La sédation médicamenteuse des résident·es, éventuellement par manque de personnel, est également problématique.

C’est aussi pour cela que nous examinons de très près la prise en charge médicale. Nos vérifications portent sur les conditions de vie en institution au sens large, conformément aux normes internationales en vigueur.

Vous-même étiez jusqu’à récemment la directrice du Schlossgarten Riggisberg, une grande institution pour personnes en situation de handicap mental et psychique. La visite de la CNPT n’est-elle pas un camouflet pour celles et ceux qui s’impliquent jour après jour pour de bonnes conditions de vie?

Je suis convaincue, et il n’y a aucun doute sur ce point, que les collaborateurs des institutions s’efforcent d’offrir aux résident·es un cadre adéquat et de bonnes conditions de vie. Mais, comme je l’ai déjà dit, il s’agit ici essentiellement de quelque chose de différent: c’est un mandat de droit.

En onze ans d’existence, la commission a pu réaliser de nombreuses avancées. Les responsables des institutions visitées apprécient notre travail et le dialogue régulier entre nous. Parce que nous apportons un regard extérieur et mettons en évidence ce qui peut être amélioré.

Au départ, l’annonce de vos visites n’a pas dû déclencher un grand enthousiasme du côté des responsables en charge en psychiatrie et dans l’univers carcéral?

Au début, effectivement, il y a eu beaucoup d’inquiétudes et de résistances. Mais, peu à peu, nos visites ont commencé à être reconnues et appréciées, en particulier pour les améliorations significatives que nous avons contribué à mettre en place, dans le domaine de la santé, par exemple, ou des mesures disciplinaires. Des locaux, aussi: l’éclairage et l’aération, notamment. L’infrastructure, du reste, constitue potentiellement une thématique majeure également pour les EMS et les institutions sociales: il suffit de penser à la taille des chambres.

Pourquoi avoir postulé à la présidence de la Commission de prévention de la torture alors que vous étiez encore directrice du Schlossgarten Riggisberg?

La Suisse se doit d’être exemplaire en matière de droits humains. En mettant notamment l’accent sur la dignité et la meilleure qualité de vie possible pour les résident·es. C’est une question de valeurs: de quelle manière souhaitons-nous voir notre société traiter ses citoyens? Cela ne signifie absolument pas que la CNPT considère qu’il y a des manquements aux droits humains de la part des institutions.

Je connais, d’expérience, la qualité de leur travail, et je sais qu’elles ont à cœur de constamment s’améliorer. En ma qualité d’ancienne préfète, je connais de nombreux EMS, dans et hors du canton de Berne: je suis donc bien placée pour reconnaître leur rigueur et leur grande compétence professionnelle.

La commission, de mon point de vue, est un outil supplémentaire pour les aider à améliorer encore leur niveau de qualité, parce qu’elle permet un regard externe sur des domaines particulièrement sensibles.

Les institutions doivent-elles s’attendre à des sanctions après vos visites?

Il n’est pas question de sanctions. Le mandat de la commission est plutôt de formuler des recommandations d’amélioration à l’intention de l’institution concernée et des autorités cantonales de surveillance. Des améliorations que les responsables en charge nous confirment régulièrement avoir voulu implémenter depuis longtemps. Les rapports de la CNPT permettent aussi, parfois, d’exercer une pression politique pour débloquer des avancées jusque-là systématiquement ajournées.

«Nos rapports peuvent contribuer à faire débloquer des fonds pour des projets importants.»

Faire en sorte que toutes les réglementations soient appliquées, n’est-ce pas du ressort des autorités cantonales de surveillance?

Les autorités cantonales de surveillance visitent très rarement les institutions. En six ans et demi passés à la tête d’une grande institution bernoise, je n’en ai jamais vu une seule. Chaque canton s’acquitte différemment de ses responsabilités en la matière. Mais, à ma connaissance, la plupart s’en tiennent aux seules auto-déclarations des institutions elles-mêmes, qui sont tenues par leurs accords de prestations de produire tous les documents et tous les concepts requis. Le canton de Vaud fait figure d’exception: il dispose d’une commission cantonale spécialisée, chargée d’inspecter les EMS et les institutions sociales.

Quelles sont les compétences professionnelles de la délégation de la CNPT chargée des visites?

La commission est constituée spécialistes issus de plusieurs domaines d’activité. Nous comptons parmi nous des professionnel·les du système pénitentiaire, des psychiatres, des médecins spécialisés en somatologie, des juristes, mais également des représentant·es des autorités de protection de l’enfant et de l’adulte avec beaucoup d’expérience.

Lorsque nous planifions une visite d’institution, nous composons la délégation en fonction de la taille de l’établissement, avec une personne connaissant bien le monde des institutions ou de l’autorité de protection de l’enfant et de l’adulte, et généralement, un ou une médecin. Une délégation de visite se compose de deux ou trois personnes de la commission de milice et du personnel permanent du secrétariat.

Comment choisissez-vous les institutions qui feront l’objet d’une visite?

Nous allons bien évidemment inclure toutes les régions du pays. Nous avons prévu de commencer par une visite dans un EMS de Suisse alémanique et une autre dans un établissement romand ou tessinois, selon des critères déjà définis.

Combien de visites la commission effectuera-t-elle par année?

Pour cette année, nous avons prévu deux visites-pilotes: la première aura lieu fin octobre. D’autres visites s’ajouteront dans le courant des trois prochaines années. Leur nombre dépendra aussi des autres priorités de la commission.

Vous ne pourrez donc visiter que très peu d’institutions sur les trois années à venir?

Les rapports que nous rédigeons sur chaque institution visitée couvrent les constatations que nous avons spécifiquement relevées pour l’établissement concerné. Mais nos recommandations sont valables de manière générale et s’appliquent donc à une large échelle. Comme tous nos rapports sont publiés sur notre site internet, l’ensemble des personnes intéressées y a accès.

Autre point important: ces rapports sont toujours publiés conjointement avec la prise de position des autorités en charge.

Les institutions sont-elles informées à l’avance d’une visite?

Elles le sont, mais seulement quelques jours avant. Les normes internationales en vigueur stipulent que les visites se font toujours sans préavis.

Comment se déroule une visite, concrètement?

Une visite d’institution se fait généralement avec une délégation de trois à cinq personnes, en fonction de la taille de l’établissement. Elle débute par un entretien avec la direction, suivi de l’examen des documents pertinents pour l’inspection.

En tant qu’unique commission nationale indépendante, nous sommes autorisés à consulter tous les types de documents, y compris les dossiers des résident·es et les dossiers médicaux. Nous menons également des entretiens confidentiels avec divers groupes de personnes, le personnel, les résident·es, mais aussi les médecins et thérapeutes.

Combien de temps dure chaque visite?

D’un à deux jours, selon la taille de l’institution. D’expérience, nous savons que beaucoup de personnes ne s’expriment librement qu’à partir du second jour, quand ils commencent à mieux nous connaître. Il y a systématiquement un premier retour oral en fin de visite, sous forme de discussion avec la direction.

Après la visite, nous rédigeons un rapport avec nos recommandations, rapport qui est ensuite soumis à l’institution et aux autorités cantonales de surveillance. Il peut encore y avoir alors un entretien de feedback avec les responsables de l’institution. Les autorités de surveillance ont ensuite deux mois pour prendre position. Et ce n’est que lorsque nous en avons pris connaissance que nous publions le rapport.

Allez-vous impliquer les associations?

Il est prévu de constituer un groupe consultatif en début d’année prochaine, après les deux premières visites, pour échanger régulièrement. Ce groupe devrait inclure des responsables d’institutions, des représentant·es de CURAVIVA et d’INSOS, ainsi des représentant·es du secteur de la santé, de la conférence des directions cantonales de la santé et de celle des directions cantonales des affaires sociales.

Quelle sera la mission du groupe consultatif?

Sa mission sera de nous aider à réfléchir à notre propre approche. Il aura également une importante fonction de soutien dans l’élaboration de rapports ciblés sur des thématiques particulières.

Qu’attendez-vous de ces visites d’EMS et d’institutions sociales?

Nous espérons sensibiliser davantage sur les questions relatives aux droits humains. Avec toujours, au centre, la qualité de vie des résident·es. Personne n’a à s’inquiéter d’avoir affaire à nous.

Ma longue expérience des commissions de contrôle m’a appris que, du moment que ces commissions ont fait leurs preuves, les institutions n’ont toujours qu’à s’en féliciter.

Vous avez mentionné le fait que la commission peut également être utile aux institutions, en les aidant à se faire entendre de leur conseil de surveillance ou d’une autorité politique donnée?

Nos rapports et nos recommandations peuvent aider à débloquer les fonds nécessaires à d’importants projets d’infrastructure, par exemple. Quant à la problématique cruciale et sensible des ressources humaines – disposer d’un personnel soignant en nombre suffisant et suffisamment formé, il n’est pas impossible que nos recommandations permettent d’exercer une pression.

Et il reste des questions de fond à résoudre en ce qui concerne notre système de santé, en particulier pour les personnes en situation de handicap.

 

Notre interlocutrice

Regula Mader

Regula Mader est présidente de la Commission contre la torture.

 

La Commission nationale de prévention de la torture

Créée en 2010, la Commission est un organisme de contrôle national, assumant un mandat légal, et indépendante des autorités. Au travers de visites de contrôle régulières, elle s’assure que les mesures restreignant la liberté de mouvement qui sont appliquées dans les lieux de détention ne portent atteinte, ni aux droits humains, ni aux droits fondamentaux. Le concept de privation de liberté englobe toutes les situations dans lesquelles des personnes font l’objet d’une mesure officielle de restriction de liberté prononcée à leur encontre, ou sont limitées dans leur liberté de mouvement par une décision officielle. Le mandat légal de la commission couvre également l’évaluation – du point de vue des droits humains et des droits fondamentaux – des mesures restreignant la liberté de mouvement des patient·es dans les établissements psychiatriques ou les EMS.

Nommée par le Conseil fédéral, la commission de milice se compose de douze membres ayant une expérience professionnelle dans les domaines des droits humains, de la justice, de l’exécution des peines et mesures, de la médecine, de la psychiatrie et de la police. Un rapport synthétisant les observations recueillies est établi après chaque visite, avec des recommandations concrètes. Le rapport est ensuite soumis aux autorités compétentes, pour leur permettre de prendre position. Tous les rapports sont publiés, archivés par année et par canton, sur le site internet de la CNPT.

www.nkvf.admin.ch

 




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