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Droit aux prestations d’invalidité, même à l’âge de l’AVS

27 décembre 2020 / Elisabeth Seifert
Les personnes qui ont besoin d’assistance en raison d’un handicap ont aussi droit à des prestations d’invalidité une fois arrivées à l’âge de la retraite. Ainsi en a décidé le Tribunal administratif du canton de Bâle-Ville, créant un précédent pour toute la Suisse.

Vivant avec des troubles autistiques depuis sa plus tendre enfance, Andrea Lorenz* est prise en charge depuis de nombreuses années par l’association bâloise Abilia dans le cadre d’une structure de jour. Durant tout ce temps, Andrea Lorenz a vécu chez sa mère.

Cependant, depuis une dizaine d’années, avec l’âge avançant, la mère éprouve de plus en plus de difficultés à prendre soin de sa fille. Comme elle a voulu s’en occuper seule jusque-là, elle a attendu avant d’adresser au canton une demande de prise en charge des coûts liés à un accueil permanent au sein de l’association Abilia. Sans toutefois prétendre à une telle contribution financière, Andrea Lorenz passait déjà une ou deux nuits dans une résidence d’Abilia. La mère a tant attendu qu’il était finalement trop tard lorsqu’elle a voulu déposer une demande de prise en charge des coûts – du moins du point de vue de la législation cantonale actuelle relative aux personnes handicapées.

Andrea Lorenz n’est considérée comme une personne handicapée que pour les prestations d’invalidité perçues juste avant d’avoir atteint l’âge de la retraite.

En juillet 2017, lorsque la mère, le frère et le curateur ont déposé une demande auprès de l’Office cantonal des contributions sociales, Andrea Lorenz avait déjà atteint l’âge de la retraite. Dans sa situation, c’est donc l’Office cantonal des soins de longue durée qui est compétent, et non plus les services d’aide aux personnes handicapées. Andrea Lorenz n’est considérée comme une personne handicapée que pour les prestations d’invalidité perçues juste avant d’avoir atteint l’âge de la retraite. Désormais, elle n’a plus droit à de nouvelles prestations. En cas de besoins en soins accrus liés à l’âge, une entrée dans un établissement médico-social est alors possible – conformément au principe de normalité –, comme elle l’est pour une personne sans handicap.

La demande de prise en charge des coûts pour un accueil permanent dans une résidence Abilia a donc été refusée. Par conséquent, Andrea Lorenz se retrouve dans une position délicate. Sa situation requiert un accompagnement et un soutien total, personne ne le conteste. Cependant, une entrée en EMS n’est pas possible puisqu’elle n’a pas besoin de soins. Et une institution pour personnes en situation de handicap n’est pas possible non plus puisqu’elle n’a pas perçu les prestations nécessaires avant d’avoir atteint l’âge de la retraite.

Un jugement qui fera date bien au-delà des frontières bâloises.

Afin de clarifier la nécessité d’une action juridique et d’obtenir un règlement juridique de la question, la famille a poussé l’affaire plus loin. Par l’intermédiaire d’un avocat, elle a recouru auprès du Département de l’économie, de l’action sociale et de l’environnement contre la décision négative de l’Office des contributions sociales. Se référant à la législation cantonale, ledit département a rejeté le recours. L’affaire a ensuite été portée devant le Conseil d’État qui, à son tour, a transmis le recours au Tribunal administratif. Une décision de justice a été rendue à fin avril de cette année. Un jugement qui fera date bien au-delà des frontières bâloises.

Violation de la Constitution fédérale

Pour commencer, le jugement confirme que les autorités ont en effet agi correctement, conformément à la législation cantonale: il est incontestable que la requérante ne remplit pas la condition qui est d’avoir obtenu effectivement des prestations avant d'avoir atteint l'âge de l’AVS, peut-on lire dans les attendus du jugement. Le tribunal relève cependant que le besoin de prise en charge résidentielle de la requérante n’est pas apparu seulement au moment de la retraite. «Il s’agit davantage d’un besoin lié à la situation de handicap auquel la mère âgée de la requérante a pu répondre jusque-là, mais qui n’est plus en mesure de le faire en raison de son âge.»

Il faut donc «présumer», écrit le tribunal, qu’une évaluation individuelle des besoins de la requérante avant qu’elle atteigne l’âge de la retraite aurait conclu à un droit à des prestations en matière de logement, pour autant que celui-ci ne soit pas couvert par la famille, respectivement par Abilia, par le biais de contributions cantonales directes.

Avec cette argumentation, le tribunal laisse entendre que les autorités ont agi selon la lettre de la loi plutôt que selon son esprit. Mais la référence au droit supérieur est plus déterminante encore. Concrètement, le Tribunal administratif se réfère à l’interdiction de discrimination de la Constitution fédérale, qui s’applique aussi bien à la discrimination directe qu’indirecte. Il y a discrimination lorsqu’une réglementation, par sa portée effective et sans justification objective, désavantage fortement les membres d’un groupe de personnes spécifiquement protégé contre la discrimination.

«Il est objectivement justifié de différencier si le handicap est survenu avant ou après que la personne a atteint l’âge de la retraite», peut-on lire encore dans le jugement. Les personnes qui vivent avec des déficiences psychiques, mentales ou physiques après avoir atteint l’âge de la retraite «ne sont pas non plus considérées comme handicapées ou invalides au regard de la législation sur les assurances sociales».

Le texte de la loi cantonale sur l’invalidité «établit des distinctions disproportionnées qui ne sont pas objectivement justifiées.

L’âge de l’AVS ne doit pas être fondamentalement vu comme un critère de délimitation. Le tribunal distingue cependant clairement entre un besoin d’aide lié à un handicap et celui lié à l’âge, et conclut: «Rien ne justifie qu'une personne en situation de handicap, dont les besoins liés à un handicap sont apparus bien avant l'âge de l’AVS, n'ait pas droit aux prestations en matière de logement, même si ses besoins liés à son handicap sont plus importants que ses besoins liés à son âge, uniquement parce qu’elle a été prise en charge jusque-là dans le milieu familial.» En se focalisant sur la perception, respectivement la non-perception de prestations, le texte de la loi cantonale sur l’invalidité «établit des distinctions disproportionnées qui ne sont pas objectivement justifiées». 

Le paragraphe correspondant de la loi cantonale relative aux personnes handicapées va à l’encontre, «dans la présente constellation», de l’interdiction de discrimination inscrite dans la Constitution fédérale et ne peut donc «pas s’appliquer» dans ce cas, conclut le tribunal. Il a admis le recours de la famille d’Andrea Lorenz, annulé les décisions négatives des autorités et renvoyé l’affaire à l’Office des contributions sociales afin qu’il statue à nouveau «dans le sens des considérants».

Lois similaires dans la plupart des cantons

Bien que le jugement du Tribunal administratif n’ait pas penché en leur faveur, les autorités cantonales ne l’ont pas contesté devant le Tribunal fédéral. La raison est que le Tribunal administratif juge uniquement des affaires touchant au droit cantonal. De plus, le tribunal a fondé son arrêt sur le droit supérieur. La décision du Tribunal administratif bâlois crée cependant un précédent pour tous les cas similaires dans d’autres cantons. La plupart des cantons ne versent de contributions d’invalidité aux personnes en âge AVS que si elles ont déjà demandé la prestation correspondante avant d’atteindre l’âge de la retraite.

Le canton d’Argovie constituera bientôt une exception avec sa future loi sur l’accompagnement, actuellement en dernière phase d’examen par le Grand Conseil et dont l’entrée en vigueur est prévue pour 2022. À l’avenir, les personnes en âge AVS devront pouvoir être admises dans une institution stationnaire pour personnes en situation de handicap, affirme Peter Walther-Müller, responsable du Secteur écoles spécialisées, homes et ateliers du canton d’Argovie. «Vraisemblablement, la condition sera qu’une invalidité existait déjà avant l’âge de l’AVS, c’est-à-dire qu’une rente AI a été touchée.»

Si la plupart des cantons disposent actuellement de réglementations juridiques identiques, cela s’explique par le fait que les lois cantonales en matière de structures pour personnes en situation de handicap se réfèrent à la législation nationale qui prévalait dans ce domaine jusqu’à fin 2007. Jusqu’à la réforme de la péréquation financière et de la répartition des tâches entre la Confédération et les cantons (RPT), l’AI était compétente en matière de financement des institutions. Conformément à la loi sur l’assurance invalidité alors en vigueur, l’AI n’accordait aucune contribution d’exploitation pour les personnes en âge de l’AVS qui entraient dans un home pour personnes handicapées.

À la lumière de l’arrêt du Tribunal administratif bâlois, se pose la question de savoir si, dans une constellation comparable, cette règlementation fédérale passée n’était pas également contraire à la Constitution fédérale. Par ailleurs, il y a lieu d’examiner si les conditions des prestations d’invalidité actuellement financées par l’AI, comme la contribution d’assistance, doivent être adaptées.

Solutions spéciales pour cas particuliers

Avec le principe qui prévalait – voire qui prévaut encore – selon lequel les personnes en âge AVS n’ont droit qu’aux prestations d’invalidité perçues déjà avant d’atteindre l’âge de la retraite, se pose également la question, connue des autorités compétentes, de l’interface entre l’aide aux personnes handicapées et les soins de longue durée. Et ce, à Bâle comme dans les autres cantons.

Toutefois, comme il s’agissait – du moins jusqu’à présent – de cas particuliers qui ont généralement pu être résolus, les autorités n’ont pas jugé nécessaire d’intervenir sur un plan juridique. «Pour tous ces cas particuliers, nous avons pu trouver une solution dans le respect des règles juridiques en vigueur», insiste Antonio Haniotis, responsable de l’Office des contributions sociales de Bâle-Ville. Il n’en aurait pas été autrement dans le cas d’Andrea Lorenz. Renseignements pris auprès des milieux proches des personnes handicapées, la solution consisterait le plus souvent à enjoindre les personnes concernées à déposer une demande avant d’atteindre l’âge limite de la retraite.

«Une réduction des prestations en raison de l’arrivée à l’âge de la retraite n’est pas admissible dans la pratique.»

La famille d’Andrea Lorenz a sciemment renoncé à accepter une solution spéciale qui prévoyait le financement de l’accueil stationnaire via un fonds pour les cas de rigueur. «Pour la famille, il n’était pas seulement question de résoudre son propre cas particulier, mais également d’obtenir un règlement juridique», affirme Simon Gass, l’avocat qui a représenté la famille au tribunal. Rolf Müller, vice-président de Curaviva Suisse et récemment encore directeur de l’association Abilia, a également soutenu la démarche. «Les formes de handicap ne dépendent pas des limites d’âge», insiste-t-il. Raison pour laquelle «une réduction des prestations en raison de l’arrivée à l’âge de la retraite n’est pas admissible dans la pratique».

«Une nouvelle conception des règles de financement pour tous les groupes d’âge serait plus utile. On pourrait ainsi distinguer entre les besoins d’assistance liés au développement personnel, à la participation et à l’âge.» Il y a quelques années déjà, lors de la mise en consultation de la loi cantonale relative aux personnes handicapées, Rolf Müller et l’association des entreprises sociales des deux Bâle ont qualifié l’article de loi d’«inacceptable».

Vers une modification de la loi?

Pour l’heure, personne ne peut dire si et dans quelle mesure la décision du Tribunal administratif de Bâle conduira à une adaptation de la loi. La procédure judiciaire engagée il y a plus de deux ans a également occupé la scène politique. Pour la députée Michelle Lachenmeier (Les Verts), la procédure lancée en février 2019 a été l’occasion d’une demande écrite.

Dans sa prise de position, constatant que le vieillissement démographique progresse également chez les personnes en situation de handicap, le Conseil d’État admet que cela crée une pression problématique. «Les personnes handicapées vieillissent; par conséquent, il y a aussi de plus en plus de personnes handicapées qui atteignent l’âge de l’AVS.»

Le Gouvernement bâlois constate ensuite que la «formulation claire» des dispositions légales actuelles ne laisse «aucune marge de manœuvre» et conclut: «Afin que les personnes arrivées à l’âge de la retraite, qui n’ont pas obtenu auparavant de prestations stationnaires de l’aide aux personnes handicapées, puissent avoir droit à des prestations d’accompagnement hors soins, une modification de la loi serait nécessaire.» En conséquence, Michelle Lachenmeier et son collègue Georg Mattmüller (PS) ont cosigné en novembre 2019 une motion demandant à l’Exécutif de proposer une modification de la loi.

«J’attends du Gouvernement qu’il adapte les bases légales et non pas simplement la pratique actuelle.»

Dans sa prise de position de mars 2020, le Conseil d’État affirme accueillir favorablement l’objet de la motion. Cependant, il veut examiner s’il existe de tels cas et quelles seraient les mesures nécessaires. Il pourrait donc s’agir d’«adaptations de la loi, respectivement de son ordonnance, ou simplement d’adaptations de la pratique actuelle». Après avoir été acceptée le 10 juin par le Grand conseil sous la forme d’un postulat, la motion a été renvoyée au Conseil d’État qui dispose désormais de deux ans pour soumettre un projet au Parlement.

«J’attends du Gouvernement qu’il adapte les bases légales et non pas simplement la pratique actuelle», affirme Michelle Lachenmeier, «et ce, surtout dans le contexte de la décision du Tribunal administratif». En l’absence d’adaptation des bases légales, les personnes concernées seront toujours exposées à l’insécurité juridique et au bon vouloir des autorités. Le député Georg Mattmüller, qui dirige le Forum Handicap de la région de Bâle, partage cet avis: «La lacune dans le domaine des prestations doit être réglée dans son principe et cela passe idéalement par une règlementation juridique, que ce soit au niveau de la loi ou de l’ordonnance.»


* Le nom a été changé par la rédaction

 

Notre auteure invitée

Elisabeth Seifert

Elisabeth Seifert est rédactrice en cheffe  du Magazine CURAVIVA.

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